Tribune publiée dans Le Plus L’Obs
« Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, (aucune loi) qui interdise le libre exercice d’une religion, (aucune loi) qui restreigne la liberté d’expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis (sans risque de punition ou de représailles). » Premier Amendement de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique.
La formulation pourra sembler assez familière au lecteur français. Après tout, libre exercice d’une religion, liberté de la presse et droit de réunion sont parmi les libertés fondatrices de notre République française. Et pourtant. Ces quelques lignes chevillées au corps de la Nation américaine imprègnent fortement le vivre-ensemble outre-Atlantique et expliquent une sensibilité différente au contenu de ce qui est exprimé dans l’espace public.
Un débat sur la liberté de la presse
C’est peut-être à cause de mon optique de Française d’Amérique du Nord que j’observe avec un certain effarement la polémique autour des caricatures du prophète Mahomet publiées par « Charlie Hebdo », tant le débat a pris une tournure caricaturale, appelant de manière abusive chacun à choisir son camp, pour ou contre le journal, pour ou contre les caricatures et par extension pour ou contre le phénomène religieux.
Aux États-Unis, l’attachement profond à la liberté d’expression a finalement pour conséquence de dédramatiser la plupart des publications en poussant toutes les parties concernées par le sujet à s’exprimer publiquement. La volonté de protéger tous les discours, fussent-ils provocateurs, fait qu’en général on aura tendance à chercher ce que la société voit comme la ligne jaune à ne pas franchir dans le discours public (ou plus exactement la « ligne dans le sable ») pour mieux marginaliser un contenu teinté d’irrespect, plutôt que de lancer un débat sur son interdiction. Alors qu’en France la controverse nationale porte inévitablement sur la régulation de la liberté de la presse.
Ne caricaturons toutefois pas les différences : aux USA aussi, il y a eu des mouvements populaires et médiatiques forts qui ont secoué le pays autour d’une image ou d’un film. On se souvient de l’affiche de « Larry Flint » de Milos Forman qui avait été interdite sur le territoire en 1996. Plus récemment, le film « La Passion du Christ » de Mel Gibson a déclenché des discussions houleuses et des demandes d’interdiction avaient été formulées. Depuis quelques jours, le retrait du film « L’innocence des musulmans » de YouTube a également été demandé, mais la justice américaine en a décidé autrement.
Liberté française et liberté américaine
La liberté d’expression dans son acception américaine est fondée bien entendu sur la notion de liberté, mais aussi sur celle de responsabilité. Défendre la totale liberté de la presse demande en contrepartie de pouvoir avoir confiance en une presse consciente de son devoir d’exercer cette liberté avec un esprit de responsabilité républicaine et citoyenne. Je ne suis pas sûre que la presse américaine ait toujours cet esprit, mais je crois en revanche que cette notion de responsabilité est effectivement essentielle dans le débat qui nous occupe aujourd’hui.
Pour en revenir à « Charlie Hebdo », je regrette personnellement le choix d’un timing bien malheureux : publier ces dessins au moment même où un film clairement anti-islam enflamme une bonne partie des pays de traditions musulmanes, et où des diplomates et des expatriés occidentaux craignent pour leur sécurité n’était sans doute pas la plus brillante des idées. La sécurité de nos ambassades, consulats et écoles a dû être renforcée dans certains pays en raison de représailles possibles contre la France.
Il est à souligner que même la Maison Blanche s’est permise de prendre position et de « mettre en doute » le choix de l’hebdomadaire français. Cette prise de position du président américain s’explique à la fois par la pression qu’il subit depuis l’attaque des ambassades américaines en Lybie et en Egypte dans le contexte de la campagne présidentielle et par le fait que, dans la culture américaine, ce type de déclaration y compris du chef de l’État est considéré comme normal dans un débat sur le libre exercice de la liberté d’expression.
Concilier liberté et responsabilité
Le choix éditorial de « Charlie Hebdo » rend plus difficile le travail des parlementaires qui, comme moi, sont toujours prêts à s’engager pour les libertés publiques. Toute liberté est susceptible d’abus, qu’il faut être prêts à assumer, car vouloir atteindre l’objectif de « zéro abus » supposerait de supprimer la liberté en question. Mais chaque abus donne aussi du grain à moudre à ceux qui préfèreraient justement que les libertés soient restreintes.
Si la dialectique du couple liberté-responsabilité est au cœur du débat, il est désormais nécessaire, après quelques jours de forte tension, de prendre quelques distances avec les événements actuels pour réaffirmer nos principes fondamentaux :
1. Le politique n’a pas à dicter sa conduite à la presse, même si certains choix éditoriaux peuvent avoir un impact fort sur les affaires du pays. Il n’est pas choquant que les décideurs publics et les élus de la République donnent leur avis sur l’opportunité d’un contenu public, mais leur rôle s’arrête là, à moins bien entendu que les limites fixées par la loi ne soient franchies (menaces, appel à la haine, calomnie, diffamation, notamment).
2. Le bien-fondé de notre combat pour la liberté d’expression et la laïcité ne doit pas être remis en cause par ce qui n’est au fond qu’un fait divers. Que la tradition anticléricale qui fait partie de l’ADN de « Charlie Hebdo », et qui égratigne souvent violemment toutes les religions, puisse choquer les croyants, c’est parfaitement compréhensible. Que certains, en revanche, puissent imaginer le retour du délit de blasphème est extrêmement dangereux.
La France est le pays des Lumières et des droits de l’Homme. La lutte contre l’obscurantisme et la liberté de chacun passent par la liberté de s’exprimer, de critiquer, de caricaturer. Nous ne devons pas craindre de réaffirmer nos convictions en la matière. La République ne doit pas reculer d’un millimètre devant les extrémismes de tous bords.