Tribune publiée dans Mediapart
Dans les heures qui ont suivi l’abominable massacre à « Charlie Hebdo », l’expression « 11-Septembre français » est apparue dans les médias français et a été immédiatement reprise par les médias américains. Je dois reconnaître que cette expression m’a dérangée.
Je vivais à New York, je travaillais tout près du World Trade Center le 11 septembre 2001. C’était près de 3 000 morts, de lourdes conséquences économiques immédiates, un ordre géopolitique soudain bouleversé. La simple différente d’échelle rendait la comparaison inconvenante.
Mais après cette première réaction instinctive, je me suis vite ravisée.
D’abord il y a eu la réaction nationale et internationale, le cri du cœur « Je suis Charlie » contre l’horreur du terrorisme, tellement similaire dans sa force et son ampleur à l’élan de solidarité après le 11-Septembre.
Ensuite il y a eu le lâche assassinat d’une policière municipale, puis deux terroristes barricadés dans une imprimerie qui voulaient mourir en tuant autant de policiers que possible, et un troisième qui prenait des otages dans un supermarché cacher pour lui aussi mourir en martyr après avoir tué autant de Juifs que possible.
Le parallélisme était alors évident : le 11-Septembre 2001, des djihadistes ont ciblé des symboles de la puissance américaine : économique avec le World Trade Center, militaire avec le Pentagone et politique avec l’attaque ratée contre le Congrès. Les 7, 8 et 9 janvier 2015, des djihadistes ont ciblé des symboles de la République française : la liberté d’expression dont « Charlie Hebdo » est une émanation typiquement française, la fraternité républicaine dont le rejet du racisme et de l’antisémitisme est la condition sine qua none, et la police dont le rôle est de faire respecter l’Etat de droit.
Ceci étant dit, la comparaison doit s’arrêter là. Si on choisit de la prolonger, il faut alors que ce soit pour utiliser l’après 11-Septembre comme un contre-exemple. Les Français nous ont d’ailleurs déjà montré ce chemin, car il y a eu le 11 janvier : l’union nationale non seulement pour rendre hommage aux victimes et dire non au terrorisme, mais aussi pour défendre farouchement les valeurs de la République.
Dans les jours qui ont suivi le 11 septembre 2001, les ventes d’armes à feu ont momentanément augmenté aux Etats-Unis. En France depuis quelques jours, c’est le « Traité sur la tolérance » de Voltaire qui est en en tête des ventes de livres. Il serait facile d’utiliser ce fait anecdotique pour tirer des conclusions caricaturales sur les différences de cultures américaine et française. La réalité est que la réponse citoyenne fait parfaitement écho à la nature de ces attaques.
Le 11 septembre 2001 était une attaque perpétrée par des étrangers dans un pays qui n’avait pas encore pleinement conscience de la réalité de la menace djihadiste internationale.
Les attaques que vient de connaître la France ont été perpétrées par des Français qui ont choisi de se retourner contre leur pays, elles sont le signe d’une fracturation des fondements de la République dont on parle depuis longtemps mais dont on vient tout juste de comprendre pleinement les effets.
Le débat démocratique reprend légitimement ses droits, y compris au sujet de la meilleure politique à mener en réponse à ces attaques. Et c’est dans le cadre de ce débat nécessaire qu’il faut dire et redire que l’après 11-Janvier ne doit pas être l’après 11-Septembre.
La France a la chance d’avoir à sa tête un président socialiste plutôt que néo-conservateur. François Hollande n’est pas George W. Bush, Manuel Valls n’est pas Dick Cheney, et c’est notre force. Aux Etats-Unis, l’union nationale et la solidarité internationale ont été dévoyées pour imposer des solutions qui en fait ont été sources de nouveaux problèmes.
Le « Patriot Act » a piétiné le « Bill of rights » définissant les libertés individuelles, sans pour autant augmenter l’efficacité des mesures de sécurité. Cette philosophie selon laquelle la fin sécuritaire justifie les moyens anticonstitutionnels a conduit à la rationalisation de l’utilisation de la torture par l’armée et les services de renseignement américains, là encore sans effets positifs sur la sécurité. Bien au contraire, les détentions abusives de musulmans aux Etats-Unis et à Guatanamo, les actes de torture, ont servi à alimenter la propagande islamiste.
La solidarité internationale pour la guerre justifiée en Afghanistan fin 2001 a été manipulée pour mener une guerre injustifiable en Irak à partir de 2003. L’enlisement de ces deux guerres, au lieu d’endiguer la montée de l’islamisme, a au contraire nourri les discours des promoteurs du clash des civilisations.
La reconnaissance tardive par les Etats-Unis de ces lourdes erreurs militaires et géopolitiques a conduit Barack Obama et le congrès américain à refuser d’appuyer la demande de François Hollande pour une intervention en Syrie en 2013, c’est-à-dire avant que Bachar Al-Assad ne vide ses prisons et accélère ainsi l’émergence de Daesh en force organisée.
La France est aujourd’hui dans une position unique au monde. Elle est un pays construit dans la culture judéo-chrétienne dont la deuxième religion est aujourd’hui l’islam. Elle est la seule véritable République laïque du monde. Elle est aussi le pays d’Europe où l’extrême droite est malheureusement la plus forte. Elle est actuellement le pays le plus engagé militairement dans la lutte contre les réseaux jihadistes internationaux, aux côtés de gouvernements souvent musulmans. Son succès ou son échec dans sa réponse à la radicalisation islamiste en France et au terrorisme djihadiste international aura des répercussions dans toute l’Europe et au-delà. Elle a la responsabilité, pour elle-même et pour le monde, de réussir là où les politiques post 11-Septembre ont échoué.
L’exigence du 11 janvier, c’est de mettre les valeurs de la République au service de l’intérêt général. Ces valeurs, liberté, égalité, fraternité, laïcité, justice, ne sont pas à géométrie variable. Oublier cela au nom de la sécurité, c’est choisir le repli sur soi, le climat de méfiance et de suspicion, c’est nourrir les peurs et les divisions, c’est donner des armes à ceux qui sèment l’insécurité pour mieux bafouer la République.