Droits des femmes et laïcité, deux combats inextricables et distincts

Tribune publiée dans Le Huffington Post

 

Près de 42 ans après la loi Veil, la droite sénatoriale a choisi de rejeter un amendement du gouvernement étendant le délit d’entrave aux sites internet pratiquant la désinformation active sur l’IVG. Détournant l’article 45 de la constitution, ces sénateurs Les Républicains (LR) ont prétexté qu’il s’agissait d’un « cavalier législatif », prétendant contre toute logique que l’égal accès des femmes à leurs droits n’a aucun lien, même indirect, avec un projet de loi intitulé « Egalité et citoyenneté ».

Ils ont ainsi évacué le débat par la petite porte. Pourquoi? Sans doute parce qu’il y a une primaire présidentielle en cours, et que La Manif Pour Tous et son émanation politique Sens Commun pèsent lourd au sein de l’électorat sûr de voter dans cette primaire, bien que les idées qu’ils portent sont -fort heureusement- minoritaires dans la société française, y compris dans l’électorat naturel de la droite républicaine. Cette manœuvre permet ainsi aux élus LR d’envoyer un signal fort à ces ardents défenseurs des valeurs de « LA » famille, tout en évitant d’avoir à débattre de questions qui, ils le savent, ne devraient pas faire débat.

Il faut s’inquiéter de l’efficacité de ce lobby après des responsables politiques de la droite. Oui, j’ai bien dit lobby. A l’américaine, dans sa forme la plus insidieuse.

Les sites internet ou les brochures distribuées dans des lycées privés, qui se font passer pour des sources d’information et d’accompagnement des femmes pour le recours à l’IVG, cachent en fait des discours moralisateurs ayant pour but de culpabiliser les femmes à coups de mensonges manipulateurs. Cette technique est directement calquée sur une pratique éprouvée de longue date aux Etats-Unis par les lobbies religieux évangélistes américains.

Cette inspiration américaine n’est pas nouvelle. On l’a déjà vue lors du virulent débat sur le mariage pour tous. De la prière du 15 août 2012 du Cardinal André Vingt-Trois (s’adressant directement aux élus et appelant donc implicitement les fidèles à s’adresser à eux au nom de leurs convictions religieuses) à l’organisation ultra-formatée de La Manif Pour Tous jusqu’aux slogans utilisés, le parallèle avec les méthodes des lobbies évangélistes américains sont évidents.

Les actions de ce lobby ainsi constitué se sont ensuite prolongées lors de la contestation des ABCD de l’égalité. Car au-delà du rejet de l’homosexualité ou au minimum de l’homoparentalité, ce qui a fédéré la colère de ces Français de bonne famille est que le mariage pour tous pulvérise les rôles traditionnels bien codifiés, oserai-je dire bien genrés, de l’homme et de la femme dans la cellule familiale.

Ils ont par la suite dénoncé l’assouplissement de l’accès à l’IVG, et aujourd’hui ils défendent des pratiques qui devraient clairement relever du délit d’entrave à l’IVG, sous couvert de liberté d’opinion et d’expression. La laïcité à la française s’imposant tout de même à leurs méthodes de communication politique, ils ne se sont pas risqués à revendiquer la liberté religieuse, à l’américaine.

Par démagogie électoraliste, la droite dite républicaine, pour qui les droits des femmes et des personnes LGBT sont trop souvent des combats subalternes, se laisse dangereusement influencer par un lobbying contraire à l’esprit de laïcité -tant les motivations religieuses sont évidentes- à contre-courant de l’évolution de la grande majorité de la société française.

Les combats pour les droits des femmes et des personnes LGBT ont engrangé des progrès majeurs au fil des décennies. Mais nous ne sommes jamais à l’abri d’un recul. Le danger aujourd’hui vient du retour du fait religieux dans la sphère politique, de l’organisation militante de réseaux intégristes religieux. On en parle beaucoup quand il s’agit de l’Islam radical, car le basculement fanatique dans le terrorisme est une possibilité bien réelle et malheureusement vérifiée. Mais on ferme les yeux quand il s’agit du catholicisme intégriste, celui qui conduit les membres de Civitas à prier dans la rue devant l’Assemblée nationale pour tenter d’influer sur le débat en hémicycle, celui qui conduit de simples citoyens à écrire à leur député pour lui souhaiter de brûler en Enfer et parfois même le menacer de l’y envoyer.

Loin de moi cependant l’idée de faire du combat pour les droits des femmes et des personnes LGBT un sous-combat de la laïcité et encore moins un combat anti-religion. En particulier, on confond beaucoup actuellement dans le débat public respect de la laïcité et droits des femmes (musulmanes). Cette confusion est à la fois compréhensible et dommageable, car ces deux combats sont inextricables et pourtant distincts.

L’intégrisme religieux n’est pas le seul frein à l’avancée de ces droits, ce serait trop facile de dégager ainsi le reste de la société de toute responsabilité. Les freins sont aussi culturels, quelles que soient les croyances, non-croyance, pratiques et non-pratiques religieuses. Le respect de la laïcité est un préalable indispensable, car il permet de placer le combat pour les droits des femmes, comme celui pour les droits des personnes LGBT, sur le plan strictement politique des valeurs républicaines de liberté et d’égalité, pour lutter contre tous les préjugés et toutes les indifférences, qu’ils soient d’origine religieuse ou culturelle.

Je rechigne beaucoup à remettre sur la table le sujet du burkini qui a empoisonné les débats à la fin du mois d’août, mais il m’est difficile de traiter de cette relation complexe entre laïcité et droits des femmes sans l’aborder. Je suis en parfait accord avec la position raisonnée, équilibrée, exposée par Marisol Touraine. Oui, on peut être à la fois pour le droit de porter le burkini, au nom de la laïcité, et contre le rapport au corps de la femme que ce vêtement symbolise, au nom du féminisme.

Respecter la laïcité c’est reconnaître que le rôle de l’Etat est de garantir le droit à chacun d’exercer sa liberté religieuse tant que celle-ci ne contrevient pas à l’ordre public ou à la liberté d’autrui. C’est donc refuser d’envoyer la police sur les plages pour savoir si une femme est couverte de la tête aux pieds par conviction religieuse ou parce qu’elle craint les coups de soleil.

Se battre pour l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est donner les moyens aux femmes de faire des choix libres, y compris par conviction religieuse ou en dépit de celle-ci. C’est promouvoir l’idée que c’est aux femmes de décider comment elles veulent se présenter à la société, quel rapport elles ont à leur corps et à leur sexualité, non pas pour se conformer contre leur gré à des normes sociales, culturelles ou religieuses, mais en fonction de l’image qu’elles se sont librement construites d’elles-mêmes. C’est un combat que l’on mène par l’accès à l’éducation (des filles et des garçons), à la culture (pour les femmes et les hommes), à l’émancipation économique des femmes. On ne libère personne de ses aliénations sociales, culturelles et familiales réelles ou supposées par décret.

Ainsi, à mes yeux, vouloir imposer aux femmes de cacher leur corps pour des raisons religieuses ou vouloir imposer une norme commerciale de la femme libérée comme étant aguicheuse, ce sont les deux faces d’une même pièce. Dans les deux cas il s’agit de sexisme envers les femmes bien sûr mais aussi envers les hommes. Les femmes sont réduites à leur corps et les hommes à leurs pulsions sexuelles. D’un côté on cache le corps des femmes pour ne pas provoquer le désir sexuel forcément incontrôlable des hommes, de l’autre on exhibe le corps des femmes pour manipuler des hommes forcément soumis à leurs pulsions sexuelles. Quelles misérables caricatures!

Les adolescentes qui sont victimes de cyberharcèlement parce qu’elles ont été contraintes, par peur d’être ostracisées comme filles coincées, de faire un selfie dénudé qu’un petit ami malveillant ou écervelé a publié sur les réseaux sociaux, c’est tout aussi scandaleux que les jeunes femmes qui portent le voile non par choix religieux intime mais pour ne pas être insultées dans la rue par les jeunes hommes de leur voisinage.

Les combats politiques, éducatif, culturel, social, économique à mener pour protéger et faire avancer le droit des femmes et des personnes LGBT sont suffisamment ardus. S’ils sont en plus brouillés par une laïcité à la carte, dévoyée en arme contre l’Islam d’un côté, ou perméable au lobbying des réseaux catholiques intégristes d’un autre, les régressions sont inévitables si une droite revenue au pouvoir continue à privilégier l’électoralisme identitaire et la démagogie réactionnaire.