Tribune publiée dans Outremers 360
Deux semaines après sa sortie, le film Black Panther est un phénomène culturel qui surpasse déjà largement Wonder Woman, l’autre phénomène culturel de l’année dernière dans le monde des super-héros.
Ces deux succès sont des étapes importantes. Ils prouvent que les super-héros à gros budgets et énormes profits peuvent aussi être femme ou noir, capables de faire vibrer des filles et des garçons, des femmes et des hommes de toutes origines culturelles. Soyons donc particulièrement reconnaissants aux réalisateurs Patty Jenkins et Ryan Coogler d’avoir relevé ces immenses défis. Car si ces films avaient été des navets, ou pire, des échecs commerciaux, nous aurions eu à nous contenter pour encore longtemps de super-héros femme ou noir relégués au second plan, sagement au service de super-super-héros, hommes et blancs (et bien sûr hétéro, l’orientation sexuelle étant la prochaine frontière à franchir du super-héroïsme de premier plan).
Comme dans le monde de l’entreprise ou dans le monde politique, quand on accepte la responsabilité de casser un tel plafond de verre, on sait qu’on ne peut pas se rater. Quand un homme blanc se plante, personne ne dit « vous voyez, les hommes blancs, ça ne va pas. Il vaut mieux limiter les risques et arrêter avec les hommes blancs ». Si vous êtes femme ou noir par contre… Personne ne va le dire ouvertement, ce n’est pas politiquement correct. Mais vous savez que votre échec sera porté longtemps par la totalité de votre genre ou de votre ethnie, à qui on ne donne toujours pas le bénéfice du doute. Car malgré les progrès réels de nos consciences civilisées, certains préjugés inconscients restent bien ancrés.
Les fans de comics et de films de super-héros savent que Black Panther n’est pas le premier super-héros noir porté à l’écran. Mais c’est sans aucun doute le premier film de super-héros conçu pour être un blockbuster à audience grand public, dont l’identité noire africaine des protagonistes et antagonistes constitue le cœur battant de l’intrigue. La première prouesse de Ryan Coogler est d’avoir su entrer en résonance avec le public noir américain, à travers le parcours du méchant de l’histoire interprété par son acteur fétiche Michael B. Jordan.
Obsédé par le désir de renouer avec ses racines africaines et son héritage paternel, il est moulé par une culture américaine de violence et d’inégalités raciales dans les ghettos noirs d’Oakland dont il sort grâce à l’armée. Celui qui deviendra Killmonger donne chair au déchirement identitaire et au sens de l’injustice de nombreux noirs américains. Déjà dans son premier film, le très émouvant Fruitvale station, Ryan Coogler mettait en scène Michael B. Jordan pour raconter l’histoire vraie des dernières 24 heures de la vie d’un jeune délinquant repenti et attachant d’Oakland, victime insensée de violences policières indubitablement racistes, plusieurs années avant le mouvement « Black Lives Matter ».
Ici ce n’est pas avec le protagoniste mais avec l’antagoniste que le réalisateur propose au noir Américain, à l’Africain de la diaspora, de s’identifier d’abord. Et c’est la compassion de notre héros pour les injustices subies par son ennemi qui légitime pour une audience diverse et variée l’identification à la cause militante de ce dernier.
A gros traits un peu trop simplistes mais néanmoins efficaces, on retrouve les échos des différends entre Malcolm X et Martin Luther King Jr, le radical militant de l’action armée et le prêcheur pacifique militant du dialogue politique et de l’action culturelle et éducative. Mais la comparaison trouve très vite ses limites. Black Panther n’est clairement pas un prêcheur pacifiste. L’empathie que l’on peut ressentir pour l’enfant qu’a été Killmonger, la sympathie que l’on peut éprouver pour sa cause, sont très vite éclaboussées par ses obsessions meurtrières tendance psychopathe. C’est un peu dommage, mais c’est inévitable. Pour que le héros soit un super-héros, il faut bien que le vilain soit un super-vilain.
Il y a un parallèle évident entre Killmonger et tous les Afro-américains qui sombrent dans la violence par cette colère immense nourrie de déracinement, et de toutes les injustices raciales et misères sociales. En revanche l’identification au héros Black Panther se fait elle de manière plus détournée, mais aussi plus traditionnelle pour un super-héros. Il est celui qui a grandi dans l’opulence, prince puis roi de la nation la plus technologiquement avancée du monde. C’est dans la confrontation avec Killmonger, mais aussi par les interrogations de son entourage, qu’il est amené à questionner la ligne politique isolationniste dont il a hérité, et à trouver son propre chemin pour exercer avec une nouvelle sagesse les responsabilités que lui confèrent ses immenses pouvoirs. On peut penser que Ryan Coogler s’adresse là encore d’abord à ses compatriotes noirs américains, ceux qui sont sortis des ghettos et sont maintenant installés dans de confortables banlieues de classes moyennes et supérieures, et à qui il veut rappeler leur devoir de solidarité envers leurs frères et sœurs qui continuent à souffrir.
Mais le succès fulgurant du film ne se limite pas aux Etats-Unis. S’il est tout aussi spectaculaire parmi les diasporas noires africaines à travers le monde que sur le continent africain, c’est d’abord et avant tout parce que Wakanda apparaît comme un mythe extraordinaire devenu réalité. L’identité noire africaine, comme toute identité, est complexe, multiple et fluide, ne souffrant aucune essentialisation caricaturale. Pourtant, même à travers les clichés intrinsèques au blockbuster hollywoodien, ce film semble capable de s’adresser à toutes les facettes de cette identité à la recherche d’elle-même. Que l’on soit descendant d’esclave incertain du pays d’origine de ses ancêtres. Que l’on soit issu d’une émigration post-coloniale motivée par la misère économique, les conflits armés ou les persécutions politiques ou religieuses. Que l’on soit citoyen et résident d’un pays d’Afrique en mal de stabilisation politique et de développement économique.
Pour tous, Wakanda surgit de l’écran comme un rêve éveillé. Le pays de Black Panther, c’est l’Afrique telle qu’on n’a jamais osé imaginer qu’elle pourrait être, si elle n’avait pas été ravagée par la traite des Noirs et la colonisation. Tous ceux qui à travers le monde portent, consciemment ou inconsciemment, de manière militante ou contre leur gré, le poids de l’Histoire des empires coloniaux, peuvent trouver dans l’histoire de Wakanda, de Black Panther et de Killmonger, des éléments de résonance, d’identification et d’espoir.
Wakanda et Black Panther ont été créés de toutes pièces en 1966 par deux hommes blancs, Stan Lee et Jack Kirby, dans une Amérique en plein tumulte racial de la lutte pour les droits civiques. Une cinquantaine d’années plus tard, le studio Marvel a choisi de faire honneur à cet acte de bravoure politique en confiant le film à un réalisateur militant de la cause noire, Ryan Coogler (après l’avoir d’abord proposé à Ava DuVernay, qui a décliné pour préférer un autre projet Disney à gros budget). Cette prise de risque bien calculée a payé au-delà des espérances du studio. Car Wakanda est une merveille d’équilibre entre des marqueurs et des rites culturels d’Afrique noire totalement et fièrement assumés, et une civilisation construite sur des avancées technologiques dignes d’une science-fiction à la Spielberg.
S’ajoute à cela, avec un malicieux bonheur, des traits d’humour bien sentis sur le cannibalisme, ou sur l’absurdité d’une mode capillaire normative à laquelle un grand nombre de femmes noires se sentent contraintes. Cette blague-là, autour d’une perruque d’abord instrument de camouflage puis arme improvisée de combat au corps à corps, passe d’autant mieux que le message féministe du film est indubitable. Si la majorité des chefs de tribus sont des hommes, si les deux personnages principaux exhibent une virilité indéniable, ce sont les femmes qui imposent leur rythme au film. Par leur force physique, leurs convictions, leurs talents, leur intelligence et leur impertinence.
Cela nous amène à la portée universelle du film. Car s’il est un tel succès commercial international, c’est qu’il plaît bien au-delà des communautés noires et des opprimés de la Terre. Les thématiques universelles sont bien présentes : l’égalité homme-femme, l’abandon et le déracinement, la vengeance, la relation père-fils, la responsabilité du pouvoir. Et les sujets politiques, pour être universels, n’en sont pas moins le reflet de l’état actuel du monde : choisir entre l’isolationnisme, l’expansionnisme néocolonial, ou la collaboration internationale et l’échange solidaire. Et puis, bien sûr, c’est une énième réussite de la formule du Studio Marvel : un film de super-héros aux visuels époustouflants, aux scènes d’action parfaitement coordonnées, qui se coule parfaitement dans le moule éprouvé des réussites précédentes de Marvel, tout en revendiquant sa personnalité. Une formule qui nous en met plein les yeux et qui permet d’être indulgent avec les facilités habituelles de ces films de super-héros.
Si James Gunn et Taika Waititi avaient déjà réussi cet alliage entre formatage et originalité, l’un avec le côté Punk Rock des Gardiens de la Galaxie, l’autre avec l’atmosphère disco-psychédélique de Thor : Ragnarok, Ryan Coogler réussit quelque chose de bien plus durable que la consommation joyeuse d’un moment de divertissement. Il a inventé un pays authentique, à la fois berceau et avenir de l’humanité, pour faire rêver des centaines de millions d’êtres humains à travers le monde. C’est pour cela que déjà, dans les cours de récré et dans les stades de foot, nombreux sont ceux qui ont adopté le signe des bras croisés sur la poitrine, pour revendiquer : Wakanda forever.