Tribune publiée dans Politis
Une fois de plus, une partie des États-Unis s’est soulevée face à un meurtre raciste des plus odieux, perpétré par un policier blanc sur un homme noir. L’écœurement et l’indignation, les solidarités s’expriment très justement à travers le monde entier, d’autant plus face à un Donald Trump déterminé à balancer du napalm sur le feu.
Sans surprise, les comparaisons se multiplient aussi, les manifestations s’organisent un peu partout dans le monde occidental et notamment en France, car malheureusement le racisme et les discriminations sont un fléau planétaire. En France, le défenseur des droits a montré à de multiples reprises, à travers des rapports, avis et décisions, qu’il existe des discriminations raciales systémiques dans notre pays.
Méfions-nous cependant des transpositions trop directes entre les États-Unis et la France. Ces comparaisons internationales ne sont utiles et instructives que si on comprend le contexte historique et politique de chaque pays et que l’on garde le sens des perspectives.
En matière de violences policières racistes, la différence d’échelle entre les États-Unis et la France est à peu près la même qu’entre les manifestations et émeutes suite au meurtre de George Floyd aux États-Unis, et la tempête sur les réseaux sociaux #MoiAussiJaiPeurDevantLaPolice suite à la déclaration de Camélia Jordana en France.
Non, je n’oublie pas Malik Oussekine ; non je ne méconnais pas l’existence de bavures policières graves dont la motivation raciste est évidente ; oui le délit de faciès existe, dans les quartiers HLM comme dans les arrondissements les plus chics de Paris ; oui je comprends l’identification des jeunes en France avec le mouvement américain Black Lives Matter. Mais je connais aussi très bien les États-Unis, pour y avoir vécu longtemps et y garder des attaches fortes.
Les violences policières létales à caractère raciste se comptent probablement par centaines, juste depuis le début de ce siècle, même si aucun décompte officiel n’existe.
Gardons en tête la courte histoire de ce pays et de son racisme d’État. Dès ses origines, la République états-unienne est esclavagiste. Pendant la guerre de sécession qui conduit à l’abolition de l’esclavage, les motivations économiques (la concurrence déloyale des propriétaires d’esclaves vis-à-vis des employeurs de salariés) sont au moins aussi fortes que les motivations fondées sur les droits humains. Il faudra attendre les mouvements des droits civils des années 1950 et 1960 pour mettre enfin un terme à la ségrégation raciale.
Nombreux sont les Afro-américains aujourd’hui qui se souviennent très clairement avoir grandi avec la peur de boire à la mauvaise fontaine. Savoir lire « Colored only », était une question de survie.
Ce poids de l’Histoire est lourd, très lourd. Il pèse fortement sur les systèmes policiers, judiciaires, économiques, sociaux, éducatifs, culturels et même sportifs. Et bien entendu sur le système politique.
La République française a aboli l’esclavage dès sa fondation au nom des droits humains, même si l’Empire et la Restauration ont retardé son abolition effective. La République n’a pas eu les mains propres dans les colonies françaises, et certaines plaies restent ouvertes. La discrimination institutionnelle a aussi existé, notamment avec le statut juridique des indigènes d’Algérie, perpétué après la chute du Second Empire pour les musulmans.
Mais la différence de cheminement historique avec les États-Unis est manifeste, et créé donc des différences de contextes politique, économique et social très fortes.
On peut observer attentivement la question du racisme aux États-Unis et en tirer des leçons pour notre pays. Mais ces leçons ne seront valables que si on procède à des comparaisons circonstanciées et bien contextualisées. Sinon, on risque de tomber dans les généralisations hâtives et les caricatures qui nourrissent les deux faces de l’identitarisme : le communautarisme victimaire au nom de l’antiracisme, contre le nationalisme aigri aux relents racistes.
Il faut avoir le courage de le reconnaître : en France, la République – et singulièrement la gauche – a échoué à mettre en place des politiques efficaces de lutte contre les discriminations, malgré la nécessaire affirmation des valeurs fondamentales d’égalité et de laïcité dans la République.
Les espoirs déçus d’un côté et la persistance des stéréotypes rances de l’autre, ont conduit nombre de nos concitoyens à des radicalisations néfastes et contraires, avec l’émergence d’une gauche communautariste d’une part et la banalisation de l’extrême-droite d’autre part.
Entre les échecs du passé et les dérives du présent, il y a un chemin à tracer. En cela, le miroir très grossissant et déformant des États-Unis peut nous aider.
Le meurtre de George Floyd a eu lieu à Minneapolis, sans doute la ville la plus sociale-démocrate des États-Unis, dans l’État américain, le Minesotta, avec la plus longue et forte histoire de progressisme social. Pourtant, les quartiers pauvres de Minneapolis restent les quartiers majoritairement noirs. Et ils ont explosé de colère, une colère contagieuse.
L’élection d’Ilhan Omar en novembre 2018, jeune femme d’origine somalienne et de confession musulmane, comme représentante du Minnesota au Congrès des États-Unis, ne parvient pas à occulter une vérité têtue : le racisme systémique résiste aux décennies de politiques économiques et sociales progressistes.
Il est grand temps à gauche d’admettre que la lutte contre les inégalités économiques et sociales ne suffit pas à faire disparaitre le racisme. Les discriminations raciales aggravent les inégalités économiques et sociales, et inversement, mais elles ne se confondent pas. Il faut accepter de confronter le racisme en tant que tel, et ses conséquences, les discriminations raciales, à travers toutes les couches sociales et tous les secteurs de la société, sans se cacher pudiquement derrière les explications et les solutions purement sociales.
Pour autant, il serait dangereux de tomber dans le travers des Démocrates américains d’une politique électoraliste des minorités, qui viendrait se substituer à une politique des luttes contre les inégalités économiques.
Certains diront que l’élection de Barack Obama n’aurait peut-être pas été possible sans ces décennies de lignes politiques axées sur des revendications communautaires. Impossible de le savoir.
Ce qui est certain, c’est qu’après huit ans de Présidence Obama, durant laquelle le premier Président noir américain s’est soigneusement abstenu de traiter frontalement la question raciale, Donald Trump a été élu avec le soutien explicite du Ku Klux Klan.
Sous l’ère Trump, le racisme comme ligne politique n’a jamais été aussi ouvertement revendiqué à travers les États-Unis depuis l’assassinat de Martin Luther King Jr. Comme si tous les Blancs nostalgiques de l’époque de la ségrégation avaient décidé de se venger de l’humiliation d’avoir un Président noir. Make America Great Again !
L’histoire de peuplement des États-Unis favorise une culture des communautés. Mais ce contexte historique et culturel qui fonde le rêve américain n’a pas empêché une dérive. Celle d’une société patchwork de communautés solidaires vers un engrenage de communautarismes identitaires en conflits ouverts, parmi les minorités comme dans une partie de la majorité blanche.
En France, la logique communautaire n’est pas l’histoire de notre République. Comment penser alors que nous saurions mieux éviter cet engrenage mortifère si nous laissons l’identitarisme se banaliser, qu’il soit communautariste ou nationaliste ?
Appuyons-nous sur notre histoire, en acceptant de reconnaître ses ombres et en célébrant ses lumières, pour réinventer la cohésion républicaine au XXIè siècle.
Faire de la lutte contre les discriminations un combat systématique, transversal, aux côtés des combats contre les inégalités économiques et sociales.
Combattre les dangers de l’identitarisme en assumant pleinement de définir collectivement l’identité française, fondée sur les valeurs de la République, résultat des brassages de notre histoire collective et de notre géographie diverse, forgée dans le contrat social, renforcée par la citoyenneté européenne.
Le chemin est long, incertain, mais il existe, et il devient urgent de l’emprunter.