Le privilège blanc, cette ineptie dangereuse

Le Monde

Tribune publiée dans Le Monde

Je suis une femme noire et je suis contre le privilège blanc. Je suis contre le concept de « privilège blanc », expression devenue courante en France chez une partie des militants antiracistes [elle désigne le statut préférentiel dont profiteraient certains en vertu de la couleur de leur peau, de leur genre ou de leur sexualité]. Un débat ahurissant fait rage sur les réseaux sociaux. Des personnalités blanches expliquent à leurs amis blancs pourquoi ils ont tort de récuser le terme privilège blanc. Un débat d’autant plus tendu qu’il a lieu dans le sillage des manifestations contre les violences racistes, suite au meurtre de George Floyd, le 25 mai, par la police de Minneapolis (Minnesota).

Les comparaisons entre la France et les Etats-Unis se multiplient, elles sont inévitables. Elles sont parfois justes, mais souvent caricaturales. Elles méconnaissent les différences historiques entre nos deux pays, et leurs conséquences sur nos contextes politiques, économiques, sociaux et culturels respectifs.

Le débat sur le privilège blanc en est l’exemple flagrant. Le privilège blanc est une traduction directe du « white privilege » américain. Ce concept né des sciences sociales aux Etats-Unis est devenu un instrument de lutte antiraciste pendant les mouvements pour les droits civiques dans les années 1950 et 1960, contre la ségrégation raciale, racisme d’Etat. Etre Blanc était donc un privilège institutionnel, conférant des droits exclusifs. Le white privilege est ainsi resté dans le langage courant de la lutte antiraciste aux Etats-Unis, d’autant que le concept de « white supremacy » reste revendiqué par des organisations ayant pignon sur rue, jusqu’à la Maison Blanche de Trump.

En France, la lutte contre les privilèges est entendue comme une lutte contre des inégalités d’ordre patrimonial, économique et social. C’est l’héritage de la Révolution française. Importer en France l’expression « privilège blanc », c’est vouloir plaquer l’histoire des Etats-Unis sur l’histoire de France, sans respecter ni l’une ni l’autre. C’est fabriquer un non-sens historique. Dans le contexte français, parler d’abolir le privilège blanc, c’est donner à croire que la lutte antiraciste serait un combat contre le statut de Blanc. Si ça n’était qu’inepte, ça ne mériterait pas une tribune. Mais c’est bien plus que cela, c’est grave et dangereux.

Utiliser le terme « privilège blanc » au nom de l’antiracisme, c’est faire un énorme cadeau à l’extrême droite et aux polémistes de la France rance. Ceux qui agitent la peur du « grand remplacement » auprès des populations blanches qui vivent au bord de la précarité, dans des zones économiquement sinistrées, loin des services publics, et qui ne se sentent pas du tout privilégiées. C’est faciliter la tâche de tous ceux qui se servent de la misère sociale comme arme de propagande raciste.

Utiliser le terme « privilège blanc » au nom de l’antiracisme, c’est faire le jeu de l’identitarisme, qui oppose les clans communautaristes au bloc nationaliste raciste. C’est sortir du nécessaire combat républicain contre le racisme pour tomber dans l’essentialisme qui réduit des femmes et des hommes à la couleur de leur peau.

Utiliser le terme « privilège blanc » au nom de l’antiracisme, c’est donner raison à ceux qui se plaignent du « racisme anti-Blancs », autre concept fallacieux des débats identitaristes. Oui, il y a des personnes de couleur qui sont racistes envers les Blancs. Non, il n’y a pas de discriminations systémiques contre les Blancs.

Le racisme est une réalité française. Les discriminations raciales systémiques sont connues. Elles traversent toutes les classes sociales et tous les secteurs de la société française. Elles sont une profonde injustice contre les personnes qui en sont victimes. Elles sont une atteinte insupportable aux principes républicains de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité.

Appréhender le racisme par le biais d’un prétendu privilège blanc, c’est prendre le problème à l’envers. On ne fait pas reculer le racisme en tentant de culpabiliser individuellement et collectivement les Blancs. C’est le même contresens que commet cette partie de la gauche tombée dans le communautarisme victimaire quand elle organise la lutte antiraciste par la « non-mixité raciale ». Un terme qui heurte mon cœur de métisse.

Ces approches sont contre-productives. D’abord pour des raisons pragmatiques de leviers de pouvoir. On ne peut pas faire avancer la cause des minorités ethniques sans soutiens dans « la majorité blanche ». De la même manière qu’on ne fait pas progresser les droits des femmes sans des hommes acquis à la cause féministe, et qu’on ne conquiert pas de nouveaux droits pour les personnes LGBT [lesbien, gay, bi, trans] sans alliés cisgenres hétérosexuels.

Mais surtout, ces choix politiques de lutte antiraciste sont contraires au sens de l’histoire de notre République et à la réalité de nos luttes collectives pour le progrès humain depuis plus d’un siècle. J’allais dire que ces choix politiques sont voués à l’échec. Mais peut-être pas. Car je n’exclus pas qu’une partie des promoteurs du concept de privilège blanc et des organisateurs de manifestations dites « racisées non mixtes » soient parfaitement conscients de ce qu’ils font : ils veulent pousser la République dans l’engrenage de l’identitarisme et donc du séparatisme.

Profitant du silence gêné de la majeure partie de la gauche – embourbée dans ses échecs passés en matière d’intégration et de lutte contre les discriminations –, ils s’appliquent à banaliser les arguments d’un communautarisme différentialiste. Ce faisant, ils nourrissent en miroir les coups de gueule de la droite extrême et de l’extrême droite.

La République a besoin que la gauche se réveille. Nous avons abandonné le champ de bataille des luttes contre les discriminations aux franges les plus radicalisées. L’escalade entre identitarisme communautariste et identitarisme nationaliste disloque la société. Il nous faut réinventer la cohésion républicaine. En commençant par regarder en face l’état de la France, la réalité des discriminations systémiques. En osant ensuite se réapproprier le mot « identité » abandonné à l’extrême droite, car l’identité française nous appartient collectivement.

Combattons le racisme partout et sans relâche, avec les mots justes, à partir de nos valeurs. La République, c’est le respect de la dignité de tous les êtres humains.