Tribune publiée dans le Huffington Post
Emmanuel Macron « aime énormément la Seine-Saint-Denis ». Dans un entretien à la revue Zadig le 26 mai dernier, le chef de l’Etat fait une comparaison hasardeuse : « Il ne manque que la mer pour faire la Californie ».
On imagine aisément que la Californie dont il parle, ce n’est pas Los Angeles et ses étoiles d’Hollywood, sans Venice Beach.
S’il faisait là un parallèle entre l’évolution de la première couronne de la Seine-Saint-Denis et celle que connaît Oakland ces dernières années, la comparaison ne serait pas déraisonnable.
Mais il est clair que le Président de la « Start-up nation » réduit la Californie à la Silicon Valley, et la Seine-Saint-Denis à son nombre de créations de start-ups par habitant.
Emmanuel Macron avait déjà commis cette comparaison en 2019, elle me parait toujours aussi déplacée.
La Seine-Saint-Denis n’est pas la Silicon Valley. Et si on lui veut du bien, on lui souhaitera de ne pas le devenir.
De Larry Page et Sergey Brin (Google) à Travis Kalanick (Uber) en passant par Mark Zuckerberg (Facebook), l’écrasante majorité des entrepreneurs à succès de la Silicon Valley, et même de ceux qui s’y plantent, sont d’excellents modèles de reproduction sociale. Ils (ce sont essentiellement des hommes, encore aujourd’hui) sont généralement issus de milieux aisés qui leur ont donné accès à une éducation de qualité et qui leur fournissent les bonnes connexions dans les réseaux de financement pour leurs aventures entrepreneuriales.
Le système économique et financier des start-ups de la Silicon Valley est de plus en plus insulaire. L’économie des Big Tech a creusé les inégalités et poussé de plus en plus loin les classes populaires, les classes moyennes, et même les cadres supérieurs.
Je ne sais pas si Emmanuel Macron se rend compte que même les entreprises de technologie et les start-uppers se détournent de la Silicon Valley tant elle est devenue une poche d’élitisme inaccessible.
La Seine-Saint-Denis, c’est la Silicon Valley sans la mer ? Non, et non merci.
Oui, la Seine-Saint-Denis est le département le plus jeune de la France hexagonale, et oui, c’est l’un des plus économiquement dynamique du pays. Mais si le Président de la République tient à faire une comparaison américaine, je lui en conseillerais une bien plus adéquate.
Pour moi qui ai longtemps été New Yorkaise, l’énergie créative qui fait vibrer la Seine-Saint-Denis ressemble beaucoup à celle des quartiers populaires de Brooklyn, du Queens et du Bronx. C’est surtout l’énergie de ceux qui veulent s’en sortir en dépit de l’adversité, de ceux qui créent pour avoir ce que personne ne leur a donné. C’est souvent une énergie généreuse et talentueuse, né du brassage multiculturel et de la diversité sociale, où les liens de solidarité sont un bien précieux. C’est aussi parfois une énergie de colère et de révolte, contre les obstacles produits par les inégalités sociales et les discriminations persistantes.
Monsieur le Président, je ne sais pas quelle Seine-Saint-Denis vous voyez depuis l’autre côté du périph, mais ce n’est pas celle où je vis.
La Seine-Saint-Denis c’est une formidable énergie créatrice, mais c’est aussi un concentré d’inégalités et de difficultés sociales. Selon l’étude de l’INSEE de février 2020, la proportion d’habitants dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (1026€ par mois pour une personne seule) est « deux fois supérieure à la moyenne nationale ». Le taux de chômage est supérieur à 10%. Et si l’essor des emplois figure parmi les plus élevés du pays, plus de 70 % des emplois hautement qualifiés sont occupés par des personnes qui n’habitent pas le 93.
Comme le soulignait Grand Corps Malade il y a plus de 10 ans, la Seine Saint Denis c’est les problèmes et la vitalité : « Il y a de la pauvreté, il y a du chômage, il y a de la délinquance, et dans ces villes où il y a des problèmes, j’ai l’impression que de ces problèmes naissent une vitalité, une énergie, une envie de s’en sortir. »
Cette vitalité, elle est palpable, dans le tissu associatif, l’économie sociale et solidaire, les réussites sportives et les productions artistiques, les incubateurs de start-ups. Et chez tous les premiers de corvée qui exercent ces métiers essentiels et non-télétravaillables, qui ont tenu une bonne partie de la région parisienne à bout de bras à travers tous les confinements.
Monsieur le Président, si vous souhaitez que cette énergie soit un levier de développement et de réussite, il faut la nourrir de reconnaissance sociale et d’opportunités économiques.
Votre responsabilité est de regarder en face la réalité des inégalités territoriales dont souffre ce département, inégalités qui sont encore aggravées par les crises économique et sociale provoquées par la crise sanitaire. Votre devoir est d’agir.
J’ai toujours refusé la vision misérabiliste du 93 qui fait commerce électoral de la misère sociale, mais je n’oublie pas que le rapport Cornut-Gentille sur l’action de l’État en Seine-Saint-Denis publié en mai 2018 a montré que ce département souffre d’insuffisances manifestes de l’État en matière d’éducation, de sécurité et de justice.
Trois ans et une pandémie plus tard, l’action de l’État en Seine-Saint-Denis reste cruellement insuffisante. Vous avez déclaré vouloir agir jusqu’à la fin de votre quinquennat. Il n’est pas trop tard pour le faire à l’égard de ce département auquel vous venez de déclarer votre flamme.
La Seine-Saint-Denis attend maintenant des preuves d’amour.